About the Book
J'ai vu souvent, avec une sorte d'inquiétude infiniment triste, l'âme des bêtes m'apparaître au fond de leurs yeux; - l'âme d'un chat, l'âme d'un chien, l'âme d'un singe, aussi douloureuse pour un instant qu'une âme humaine, se révéler tout à coup dans un regard et chercher mon âme à moi, avec tendresse, supplication ou terreur... Et j'ai peut-être eu plus de pitié encore pour ces âmes des bêtes que pour celles de mes frères, parce qu'elles sont sans parole et incapables de sortir de leur demi-nuit, surtout parce qu'elles sont plus humbles et plus dédaignées. Pierre Loti. Pendant les premiers hivers de sa vie, elle fut plus d'une fois le petit démon familier, le petit lutin de cheminée qui égaya dans leur solitude ces deux gardiennes bénies de mon foyer, maman et tante Claire. Quand j'étais errant sur les mers lointaines, quand la maison était redevenue grande et vide, aux tristes crépuscules de décembre, aux veillées sans fin, elle leur tenait fidèle compagnie, les tourmentant à l'occasion et laissant sur leurs irréprochables robes noires, pareilles, des paquets de son duvet blanc. Très indiscrète, elle s'installait de force sur leurs genoux, sur leur table à ouvrage, dans leur corbeille même, par fantaisie, embrouillant leurs pelotons de laine ou leurs écheveaux de soie. Et alors elles disaient, avec des airs terribles et, au fond, avec des envies de rire: Oh ! mais, cette chatte, il n'y a plus moyen d'en avoir raison !... Allez-vous-en, mademoiselle, allez !... A-t-on jamais vu des façons comme ça !... Ah ! par exemple !... Il y avait même, à son usage, un martinet qu'on lui faisait voir. Elle les aimait à sa manière de chatte, avec indocilité, mais avec une constance touchante, et, rien qu'à cause de cela, sa petite âme incomplète et fantasque mérite que je lui garde un souvenir... Les printemps, quand le soleil de mars commençait à chauffer notre cour, elle avait des surprises toujours nouvelles à voir s'éveiller et sortir de la terre sa commensale et amie, Suleïma la tortue. Durant les beaux mois de mai, elle se sentait généralement l'âme envahie par un besoin irrésistible d'expansion et de liberté; alors il lui arrivait de faire, dans les jardins et sur les toits d'alentour, des absences nocturnes - qui, je dois le dire, n'étaient peut-être pas toujours assez comprises dans le milieu austère où le sort l'avait placée. Les étés, elle avait des langueurs de créole. Pendant des journées entières, elle se pâmait d'aise et de chaleur, couchée sur les vieux murs parmi les chèvrefeuilles et les rosiers, ou bien étalée par terre, présentant à l'ardent soleil son ventre blanc, sur les pierres blanches, entre les pots de cactus fleuris. Extrêmement soignée de sa personne, et, en temps ordinaire, posée, correcte, aristocrate même jusqu'au bout des ongles, elle était intraitable avec les autres chats et devenait brusquement très mal élevée quand un visiteur se présentait pour elle. Dans cette cour, qu'elle considérait comme son domaine, elle n'admettait point qu'un étranger eût le droit de paraître. Si, par-dessus le mur du jardin voisin, deux oreilles, un museau de chat, pointaient avec timidité, ou si seulement quelque chose avait remué dans les branches et le lierre, elle se précipitait comme une jeune furie, hérissée jusqu'au bout de la queue, impossible à retenir, plus comme il faut du tout; des cris du plus mauvais goût s'ensuivaient, des dégringolades et des coups de griffes... Vies de deux chattes (Extrait) Recueil de nouvelles et extraits du journal de Pierre Loti: Vies de deux chattes, Noyade de chat, Les derniers jours de Pékin, Chiens et chats, Une bête galeuse. Édition annotée et illustrée (en noir et blanc pour la version imprimée) également disponible au format numérique. ERRATUM La quatrième de couverture ci-dessous ne concerne pas cette édition.