About the Book
Extrait du danseur mondain - Voulez-vous nous rejouer ce Fox-blues, mademoiselle Morange ? dit le maître de danse à la jeune femme assise au piano dans le petit salon d'hôtel qui servait à cette leçon. Et vous, mademoiselle Favy, - il s'adressait à son élève, - nous reprenons ?... Plus vivement, cette fois. Rappelez-vous: Ne pas briser l'élan. La marche moins raide que dans le One Step. Des pas de côté, un en avant, légèrement fléchis, un peu élancés. Donner l'impression d'un oiseau qui va s'envoler. Ça, c'est bien, très bien. Ne pliez pas le genou... Et les deux jeunes gens glissaient, étroitement enlacés, au rythme de la musique, - cette musique précipitée et monotone, mélancolique et saccadée, qui caractérise les danses d'aujourd'hui. Depuis la guerre de 1914 et sa longue tragédie, il y a de la frénésie et de la tristesse, à la fois, dans les moindres gestes d'une société trop profondément ébranlée. Même ceux qui ne devraient, comme une sauterie dans un bal, n'être qu'un plaisir et qu'une détente, sont touchés de névropathie. Un ruban, noué à la boutonnière du veston ajusté du maître de danse, attestait que, peu d'années auparavant, - on était en 1925, - il prenait part en effet à cette terrible guerre et s'y distinguait. Ce martial épisode semblait bien absent de son visage, très viril certes dans sa joliesse, mais comment concilier de sanglants et sinistres souvenirs avec l'espèce de frivole ferveur qu'il mettait à conduire les pas de son élève: une jeune fille de vingt ans, souple, mince, et dont les traits délicats étaient comme éclairés par des prunelles bleues d'une intensité singulière ? Ce couple élégant, agile, uni dans un accord balancé de tous les mouvements, allait et venait ainsi, dans le décor banal et faussement stylisé de ce salon d'un hôtel de la Riviera, ouvert largement sur un lumineux et grandiose paysage. La baie d'Hyères se développait, encadrée d'un côté par le sombre massif des Maures, de l'autre par les montagnes de Toulon, et fermée par les îles que les Grecs appelaient jadis les Stoechades, les rangées en lignes . À la pointe de l'une, celle de Porquerolles, surgissent les récifs des Mèdes, Mediae Rupes, - les Roches du Milieu. Ce nom justifiait celui de l'hôtel, britanniquement et barbarement baptisé Mèdes-Palace. Il était situé sur une hauteur, à mi-chemin entre la ville d'Hyères et la rivière du Gapeau. Extrait de pauvre Depuis quand nous connaissions-nous Louise et moi ? Je n'en sais plus rien, nous nous étions souvent rencontrées, toutes petites, toutes les deux en grand deuil, elle, de son père, moi, de ma mère. Nos gouvernantes étaient en relations, nous avions fini par nous parler, nous nous étions plu, puis aimées, et cette amitié-là, nous ne l'avons jamais trahie. Mon père, plongé dans la douleur que lui avait causée la mort de ma mère, avait renoncé à toute espèce de luxe, et s'occupait peu de moi; il sortait toujours seul et ne me parlait presque jamais. Toutefois il ne négligeait rien pour mon bien-être et désirait que mon éducation fût soignée. La mère de Louise, au contraire, vite consolée, ne vivant que pour sa fille, travaillait à grand-peine à rétablir une fortune très compromise à la mort de son mari. Nos vies se ressemblaient donc, en somme, quoique par des raisons très différentes. Nous avons ainsi passé notre première enfance, nous cherchant toujours et toujours heureuses de nous retrouver. Que de douces heures se sont écoulées à nous confier l'une à l'autre nos importantes affaires... ces mille riens qui tiennent une si grande place dans les existences de dix à douze ans, ... que sais-je, une promenade projetée et manquée, une leçon plus ou moins bien apprise ! À cet âge, on ignore encore quel chapeau sied le mieux, ou quelle robe avantage la tournure; j'avoue pourtant à ma honte que Louise a commencé à s'en
About the Author: Paul Bourget, né à Amiens le 2 septembre 1852 et mort à Paris le 25 décembre 1935, est un écrivain et essayiste catholique français issu d'une famille originaire d'Ardèche. Ayant donné le signal d'une réaction contre le naturalisme en littérature, Bourget est d'abord tenté par le roman d'analyse expérimental[1]. La finesse de ses études de moeurs et de caractères séduit le public mondain qu'il fréquente dans les salons parisiens de la Troisième République. Ses premiers romans - Cruelle énigme (1885), Un crime d'amour (1886) et Mensonges (1887) - ont ainsi un grand retentissement auprès d'une jeune génération en quête de rêve de modernité. Le romancier change ensuite de direction et s'oriente à partir du roman Le Disciple (1889), considéré comme son oeuvre majeure, vers le roman à thèse, c'est-à-dire le roman d'idées. Il ne se contente plus de l'analyse des moeurs mais en dévoile les origines et les causes, soumises à des lois inéluctables et dont la transgression amène tous les désordres individuels et sociaux. Cette nouvelle voie conduit Paul Bourget à écrire des romans davantage psychologiques: L'Étape (1902), Un divorce (1904) et Le Démon de midi (1914). Il est alors influencé dans son engagement littéraire et dans son orientation romanesque par sa conversion au catholicisme et tente une synthèse entre la science et la foi. L'écrivain est amené à appliquer son talent de romancier psychologue et moraliste aux problèmes sociaux, politiques et religieux de son temps de ce début de XXe siècle. Son oeuvre multiple comprend aussi des poèmes de jeunesse, des essais et quelques pièces de théâtre. L'engagement politique de Paul Bourget même s'il reste souvent cantonné à l'expression littéraire s'est cependant manifesté au sein de mouvements militants et les nombreuses prises de position du romancier traditionaliste, catholique et antidreyfusard en faveur de la monarchie brouillent la lecture de son oeuvre, aujourd'hui incomprise voire méprisée et tombée dans l'oubli.