About the Book
Notice C'est à Venise que j'ai rêvé et écrit ce roman. J'habitais une petite maison basse, le long d'une étroite rue d'eau verte, et pourtant limpide, tout à côté du petit pont dei Barcaroli. Je ne voyais, je ne connaissais, je ne voulais voir et connaître quasi personne. J'écrivais beaucoup, j'avais de longs et paisibles loisirs, je venais d'écrire Jacques dans cette même petite maison. J'en étais attristée. J'avais dessein de fixer ma vie alternativement en France et à Venise. Si mes enfants eussent été en âge de me suivre à Venise, je crois que j'y eusse fait un établissement définitif, car, nulle part, je n'avais trouvé une vie aussi calme, aussi studieuse, aussi complètement ignorée. Et cependant, après six mois de cette vie, je commençais à ressentir une sorte de nostalgie dont je ne voulais pas convenir avec moi-même. Cette nostalgie se traduisit pour moi par le roman d'André. J'avais de temps en temps, pour restaurer mes nippes, une jeune ouvrière, grande, blonde, élégante, babillarde, qui s'appelait Loredana. Ma gouvernante était petite, rondelette, pâle, langoureuse, et tout aussi babillarde que l'autre, quoiqu'elle eût le parler plus lent. Je n'étais pas somptueusement logée, tant s'en faut. Leurs longues causeries dans la chambre voisine de la mienne me dérangèrent donc beaucoup: mais je finissais par les écouter machinalement et puis alternativement, pour m'exercer à comprendre leur dialecte dont mon oreille s'habituait à saisir les rapides élisions. Peu à peu je les écoutais aussi pour surprendre dans leurs commérages, non pas les secrets des familles vénitiennes qui m'intéressaient fort peu, mais la couleur des moeurs intimes de cette cité, qui n'est pareille à aucune autre, et où il semble que tout dans les habitudes, dans les goûts et dans les passions, doive essentiellement différer de ce qu'on voit ailleurs. Quelle fut ma surprise, lorsque mon oreille fut blasée sur le premier étonnement des formes du langage, d'entendre des histoires, des réflexions et des appréciations identiquement semblables à ce que j'avais entendu dans une ville de nos provinces françaises. Je me crus à La Châtre ! Les dames du lieu, ces belles et molles patriciennes qui fleurissent comme des camélias en serre dans l'air tiède des lagunes, elles avaient, en passant par la langue si bien pendue de la Loredana, les mêmes vanités, les mêmes grâces, les mêmes forces, les mêmes faiblesses que les fières et paresseuses bourgeoises de nos petites villes. Chez les hommes, c'était même bonhomie, même parcimonie, même finesse, même libertinage. Le monde des ouvriers, des artisans, de leurs filles et de leurs femmes, c'était encore comme chez nous, et je m'écriai du mot proverbial: Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia.
About the Author: George Sand est le pseudonyme d'Amantine Aurore Lucile Dupin, baronne Dudevant, romancière, auteur dramatique, critique littéraire française, journaliste, née à Paris le 1er juillet 1804 et morte au château de Nohant-Vic le 8 juin 1876. Elle compte parmi les écrivains prolifiques avec plus de soixante-dix romans à son actif, cinquante volumes d'oeuvres diverses dont des nouvelles, des contes, des pièces de théâtre et des textes politiques. À l'image de son arrière grand-mère par alliance qu'elle admire, Madame Dupin (Louise de Fontaine 1706-1799), George Sand prend la défense des femmes, prône la passion, fustige le mariage et lutte contre les préjugés d'une société conservatrice. George Sand a fait scandale par sa vie amoureuse agitée, par sa tenue vestimentaire masculine, dont elle a lancé la mode, par son pseudonyme masculin, qu'elle adopte dès 1829, et dont elle lance aussi la mode: après elle, Marie d'Agoult signe ses écrits Daniel Stern (1841-1845), Delphine de Girardin prend le pseudonyme de Charles de Launay en 1843. Malgré de nombreux détracteurs comme Charles Baudelaire ou Jules Barbey d'Aurevilly, George Sand contribue activement à la vie intellectuelle de son époque, accueillant au domaine de Nohant ou à Palaiseau des personnalités aussi différentes que Franz Liszt, Frédéric Chopin, Marie d'Agoult, Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Eugène Delacroix, conseillant les uns, encourageant les autres. Elle a entretenu une grande amitié avec Victor Hugo par correspondance, ces deux grandes personnalités ne se sont jamais rencontrées. Elle s'est aussi illustrée par un engagement politique actif à partir de 1848, inspirant Alexandre Ledru-Rollin, participant au lancement de trois journaux: La Cause du peuple, Le Bulletin de la République, l'Éclaireur, plaidant auprès de Napoléon III la cause de condamnés, notamment celle de Victor Hugo dont elle admirait l'oeuvre et dont elle a tenté d'obtenir la grâce après avoir éclipsé Notre Dame de Paris avec Indiana, son premier roman.